top of page

Voyous et haute société, des opposés qui s’attirent et s’habillent

  • Stéphane Dainay
  • 3 sept.
  • 5 min de lecture

Stéphane Dainay

Illustré par Romée de Saint-Ceran


Dans l’univers rocambolesque de la vie où le léger devient grave et le grave, s’offre en comédie, on trouve un lieu de rencontre unique entre les voyous italo-américains et la haute société : le vestiaire, sanctuaire des étoffes.

Intemporel Magazine Pitti Uomo
Croquis Sartoriaux pour l'Intemporel

Là, les codes s’effacent pour céder place à une liturgie textile où la cravate se noue comme une promesse et le costume se porte comme une armure.

Le mafieux tiré à quatre épingles est une évidence même : il emprunte au bourgeois son apparence, symbole d’élévation sociale et de stature mais conserve la gouaille de l’asphalte. Pour lui, le respect se gagne par la rue puis par la tenue. Être mal habillé, c'est rater un barreau de l'échelon du banditisme. Quelle est la première chose que fait un immigré italien fraîchement débarqué à New-York quand il commence son ascension criminelle ? Il s’achète un costume croisé (cf. Il était une fois dans le Bronx). L’uniforme de celui qui grimpe et laisse les basses besognes aux mal fagotés.


L’élégance, c’est le passeport pour un autre monde. Car le voyou qui soigne ses poignets de chemise ne fait jamais de petites escroqueries. Il vise haut, il vise noble, il vise le genre d’élégance qui transforme un coupable en gentleman.


Mais porter beau, ça coûte cher alors il faut chercher la monnaie. Partir au charbon. Secouer le «      colbac      » des récalcitrants pour s’offrir les plus belles laines. Car on va chez son tailleur comme à l'église. C'est un lieu sacré. On le vouvoie et on paie rubis sur l'ongle. Pas de violence ou de vol, même pour un smoking en Pashima et Vicuna, question de « savoir vivre ». L'honneur et les valeurs à « l'ancienne » sont essentielles. Pour eux, il ne faut pas les confondre avec des malotrus.

Sorti des bas-fonds, le voyou veut « en être ». Les stars, les filles. La respectabilité. Il veut des établissements avec une façade honnête à la Lucky Luciano, « Capo di tutti i capi». Même s’il a conscience, au fond de lui, qu'il n'en sera jamais. Tant pis, faire semblant, ça lui va déjà bien. Et le costume est là pour ça.


Lorsqu'ils se rencontrent, les voyous et les bourgeois sont comme l'huile et le vinaigre : ça s’émulsionne toujours. 

Les jumeaux Kray et leurs liens avec certains Lord anglais, Sinatra et ses amitiés avec la pègre New-Yorkaise, Las Vegas construite par les familles du crime organisé américain... En France, le grand Alain Delon dira lui-même, que s’il n'avait pas été acteur, il aurait été voyou. Son amitié avec Jacky le Mat est révélateur du côté poreux de certaines relations show-business - voyoucratie. Attirance des antipodes.

Intemporel Magazine Pitti Uomo
Lucky Luciano

Les truands d’en bas rêvent de grandeur. Battre le hasard de la vie qui les a fait naître pauvres. Ils n'ont pour diplôme que leurs poings et leur tête brûlée. 


Les bourgeois, eux, crèvent d’envie de casser leurs chaînes dorées pour une vie qui détonne, loin des dîners mondains et des politesses bien apprises. 


Ils regardent les voyous avec une pointe de fascination, comme on admire un feu d'artifice : c’est dangereux, mais ça illumine la nuit. 


Mais pourquoi cette fascination pour l’habit chez la pègre ? Peut-être parce qu'il s'agit d'un trait qui les lie à leurs opposés apparents : les gens de la haute. Les mafieux, comme les notables, comprennent que l'habit fait le moine, ou du moins le donne à croire. Ils revêtent leur respectabilité avec des tissus de premier choix et des coupes finement taillées. Ce jeu de dupes vestimentaire brouille les frontières entre les mondes. Après tout, qu’est-ce qu’un financier en costume trois-pièces, sinon un parrain des salles de marché ?


L’exemple le plus marquant : John Gotti, le « Dapper Don », qui, avec ses costumes de chez Caraceni, Kiton et Ermenegildo Zegna, ses cravates italiennes faites main et chemises de chez Brioni, faisait de chaque sortie publique une leçon d’esthétique. Il avait son cercle restreint de tailleur qu’il payait grassement, s’assurant des délais et de sa satisfaction. Drogué à la paparazzade, sa flamboyance faisait le bonheur de la presse people New-Yorkaise. Gotti n'était pas seulement le chef de la famille Gambino, il était aussi le mannequin de ses ambitions. Le costume impose le respect et permet de se fondre dans la masse des riches. Ses complets étaient des déclarations : la violence n’empêche pas le style, et le style peut même rendre la violence plus percutante. D'où l'importance d'avoir un bon tailleur pour permettre la parfaite amplitude des mouvements : sortir son arme, envoyer un crochet...


Intemporel Magazine Pitti Uomo

L’élégance de Gotti allait bien au-delà des tissus : elle était une stratégie. Un sur-mesure est un gilet pare-balles social. Il cultivait une relation ambivalente avec les médias, se présentant à eux comme un roi moderne, à la fois distant et fascinant. Ses apparitions soigneusement chorégraphiées devant les caméras montraient un homme à l’aplomb inébranlable, toujours impeccablement coiffé. La presse, à la recherche de figures emblématiques, l’ont consacré comme une icône, presque une légende. Il deviendra une icône de la pop-culture.


Mais cette lumière des projecteurs fut aussi sa perte. Gotti, avec sa furieuse arrogance, avait tendance à négliger la discrétion, pourtant essentielle au monde souterrain. Les costumes de luxe et les grands sourires aux journalistes masquaient une organisation de plus en plus fragilisée par les enquêtes fédérales. Sa confiance en son charisme l’a conduit à commettre des erreurs fatales,

notamment de s’entourer d’hommes moins fidèles qu’il ne le pensait. C’est finalement le témoignage de son bras droit, Salvatore « Sammy the Bull » Gravano, qui scella son sort.


Intemporel Magazine Pitti Uomo
Vito Genovese

En 1992, le « Dapper Don » fut condamné à la prison à perpétuité. L’homme qui avait incarné le glamour du crime organisé passa ses dernières années derrière les barreaux, loin des bespokes et des flashs des photographes. Ainsi, l’élégance de Gotti, arme redoutable et bouclier de son empire, devint le symbole même de sa chute. À trop soigner son apparence, il en oublia qu'il était un gangster.

Mais après tout, ne vaut-il mieux pas vivre quelques années en sur-mesure dans les plus belles matières et finir en tenue carcérale que de passer sa vie entière à porter des costumes en polyester?


Le bourgeois et le voyou partagent une leçon fondamentale : le style, c’est la moitié du pouvoir. La cravate nouée avec soin est un outil de persuasion, qu’on l’utilise pour convaincre un conseil

d’administration ou pour imposer sa loi dans les bas-fonds. C’est dans cet entre-deux que réside l’élégance des mafieux italiens : une manière d’en être sans en être. Le costume devient alors le

dernier rempart de l’humanité, même chez ceux qui la bousculent. Porter beau pour imposer le respect, la crainte et éviter de se salir les mains. Jusqu'à un certain stade. 


Retrouvez cet article dans le numéro de printemps 2025 !


L'Intemporel N°5 - Printemps 2025
Acheter

Commentaires


Les commentaires sur ce post ne sont plus acceptés. Contactez le propriétaire pour plus d'informations.
bottom of page