La Folie Des Editions Limitées
- Alexandre Khanoyan
- 14 sept.
- 4 min de lecture
Alexandre Khanoyan
Illustré par William Lentz
Le monde du cigare est atteint d’une véritable fièvre : celle des éditions limitées. Qu’il s’agisse d’exclusivités régionales, de productions spéciales pour certaines boutiques, ou de séries millésimées, les aficionados du monde entier s’arrachent ces raretés, quitte à en faire grimper les prix jusqu’à des sommets parfois absurdes. Mais ces éditions limitées valent-elles vraiment le détour ?

Il fut un temps où les éditions limitées n’existaient pas. Les amateurs se contentaient des lignes classiques, et seules quelques commandes spéciales pour des personnalités ou des institutions donnaient naissance à des vitoles uniques.
Mais à l’aube du XXIᵉ siècle, Habanos S.A. a compris qu’il y avait là une mine d’or à exploiter.
L’histoire des Ediciones Limitadas (EL) commence en l’an 2000. L’idée est simple : proposer chaque année une sélection de cigares aux caractéristiques distinctes, en quantité restreinte.
À leurs débuts, ces éditions étaient marquées par une certaine expérimentation. Des vitoles inédites, des mélanges parfois aventureux… mais aussi des irrégularités. L’idée de faire vieillir la cape mais pas forcément la tripe et la sous-cape a pu donner des résultats mitigés, avec des cigares déséquilibrés ou trop jeunes à la vente. Pourtant, la formule séduit, et Habanos S.A. perfectionne son approche au fil des années.
Les amateurs comprennent rapidement que ces séries puissent donner naissance à des légendes : le Cohiba Sublimes EL 2004, le Partagas Serie D No.3 EL 2001 en sont de parfaits exemples. D’autres, en revanche, ne laisseront pas un souvenir impérissable, donnant naissance à une nouvelle question : vaut-il mieux acheter une EL ou une référence classique vieillie plusieurs années en cave ?

Face au succès des EL, Habanos S.A. va encore plus loin en 2005 en lançant un nouveau concept : les Ediciones Regionales (ER). Le principe est simple : chaque distributeur officiel de Habanos dans un pays donné peut commander une série spéciale, réservée à son marché.
Initialement, les distributeurs ne pouvaient pas choisir parmi les marques les plus prestigieuses du catalogue. Au contraire, le but était de mettre en avant les marques secondaires. Dans tous les cas, le cigare est produit en série limitée, généralement 10.000 boites de 10.
Face à la multiplication des ER, on peut commencer légitimement à se lasser. La qualité est inégale, et la promesse d’exclusivité ne suffit pas toujours à justifier des prix parfois extravagants. Ces dernières années, on a pu compter en France sur des éditions incroyables comme le Quai d’Orsay Clémenceau, un magnifique Churchill qui gagne en profondeur chaque mois qu’il reste en cave, et à l’inverse, un oubliable Por Larrañaga Prometidos qui n’évoque en moi qu’une émotion toute relative.
On pourrait penser, que cela suffirait, qu’Habanos serait repus d’autant de cigares exclusifs, mais non ! Il fallait évidemment pousser le bouchon un peu plus loin. Car oui, créer des nouveaux modules demande tout de même un minimum d’efforts, tandis que retirer des cigares du catalogue classique pour les élever au rang d’édition LCDH, des cigares réservés à certaines boutiques, les fameuses « Casa del Habano » permet de gentiment augmenter les prix et la rareté pour des cigares qui existent et sont vendus depuis des décennies. Le Partagas Culebras, autrefois une petite excentricité à partager entre amis (non, vous ne fumez pas les trois cigares en même temps…), est quasiment devenu, depuis, une pièce de musée.
La gamme contient cependant quelques nouveautés, qui malheureusement restent inaccessibles lorsqu’une telle boutique n’existe pas près de chez vous. Restreindre la vente de ces cigares n’a pour seule conséquence que de priver l’amateur moyen d’accéder à leur plaisir favori. Jusqu’à quand Habanos, abuserez-vous de ma patience, et m’empêcherez-vous de tester le Bolivar New Gold Medal ?
Enfin, si l’on croyait que le filon des éditions limitées était épuisé, c’était sans compter sur la capacité de vouloir pigeon… célébrer les différences culturelles du nouveau marché star du cigare cubain : la Chine. Une nouvelle mode a vu le jour : les cigares du zodiaque chinois.
Chaque année, une nouvelle vitole est lancée en hommage à l’animal du zodiaque en cours, bien évidemment avec les marques les plus chères du marché : Cohiba Siglo de Oro (Année du Lapin, 2023), Romeo y Julieta Maravillas 8 (Année du Rat, 2020), Montecristo Brillantes (Année du Dragon, 2024).

Ces éditions ont-elles le moindre intérêt ? Je n’en sais rien. Autant votre serviteur est suffisamment naïf pour accumuler les boîtes des éditions limitées, régionales voire même LCDH, autant il a un peu de mal à mettre plusieurs centaines d’euros par cigare pour ce qui semble une opération marketing douteuse.
Le Nouveau Monde, quant à lui, emboîte le pas, avec toujours autant de diversité, avec ses franches réussites, ses glorieux échecs, et surtout, une cohorte de produits profondément inintéressants (je pense à toi, Oliva Year of the Snake, 45€ de linéarité soporifique digne d’un des meilleurs discours d’Edouard Balladur).
Alors quoi ? Faut-il ignorer ces constantes nouveautés, et pousser des cris d'orfraie face au néo-capitalisme soviétique ? Ou au contraire succomber à la folie de la collection et du plaisir snob du luxe ?
La réponse, comme souvent, se trouve entre les deux. Certaines de ces éditions valent le détour, surpassant la plupart des autres cigares du marché, à des prix certes élevés, mais qui restent dans l’ordre du rationnel, tandis qu’on ignorera sagement les plus onéreuses d’entre elles.
Actualité :
Depuis le mois de février 2025, la dernière édition régionale française est arrivée sur le marché : le Juan Lopez Dom Juan 1622 (150 mm x 54 ; Geniales ; 32€/pièce, boîte de 10). Le cigare dispose d’une force moyenne. Le premier tiers est assez crémeux, avec des notes herbacées et de café Moka. Il continue avec des notes de noisettes torréfiées et de clou de girofle. La fumée est légèrement astringente en rétro-olfaction, sans être amère. Une belle réussite pour cette dernière édition régionale, qui ne fera que s’améliorer après quelques années en cave.
Retrouvez cet article dans le numéro de printemps 2025 !
Commentaires