Joris Cayre illustré par Croquis Sartoriaux
« Son rêve (avouable) serait de transporter dans une société socialiste certains des charmes (je ne dis pas : des valeurs) de l’art de vivre bourgeois. S’oppose à ce rêve le spectre de la Totalité, qui veut que le fait bourgeois soit condamné en bloc, et que tout échappé du Signifiant soit puni comme une course dont on ramène la souillure
Ne serait-il pas possible de jouir de la culture bourgeoise (déformée), comme d’un exotisme ? »
Roland Barthes par Roland Barthes
Introduction
Ce vendredi, Léonie décide de passer derrière la caméra. Après un visionnage goulu d’une dizaine de vidéos de dégustation pornographique de coquillages et autres crustacés, la marée lui est montée au nez. Elle craque, il faut aller à Folie Crevette. Femme atteinte du syndrome FOMO (fear of missing out = peur de rater quelque chose), elle sait que les tendances d’Instagram sont comme les baïnes, imprévisibles et éphémères.
Léonie invite sa meilleure copine pour se décortiquer la bernacle le temps d’une soirée. Comme toutes sorties pour Léonie, ce n’est pas une escapade mais une expérience. D’ailleurs ça commence maintenant, dès l’entrée. Pour les grands enfants qui veulent tâter les trésors de la mer, la précaution surtout et avant tout. Un Tablier (bavoir ?) et des gants avant tout contact. Bien étrange protection hygiéniste. Non, à priori les moules n’ont pas le covid, mais nos clients, eux, ont le couteau et la fourchette en horreur. Infantilisant ? Certainement pas, c’est un jeu innocent, comme d’autres. Les jeux d’adultes ont cela de curieux que ce sont des jeux d’enfants travestis par le manque d’imagination et du surplus de moyens. Plus de cache-cache et de chat perché mais des escapes games pour les garderies des adulescents.

Léonie enfile ses gants, zut, l’annulaire droit est troué par ses prothèses ongulaires. Le bout de ses membres supérieurs se terminent tous par des excroissances chitineuses colorées. Depuis une semaine, sa prothésiste a opté pour ses 20 doigts pour un motif écaillé, couleur langouste ébouillantée. Simple et discret, la princesse du lumpen s’amuse à décortiquer le carapaces et cuirasses des arthropodes avec des précautions d’assassinat. Quasiment une centaine d’euros pour deux, c’est cher. Un peu trop - expérience décevante. Pas même une réduction alors qu’on filmait tout et que ça leur fait d’la pub ? Y s’mettent bien quand même mais au moins c’est fun. Non, ça valait le coup – téléversement, publication – 500 k vues.

Conquête du marché et paradoxe de la quête de quantité
Si on parle de conquête de marché c’est bien qu’il existe des espaces vides où la demande n’existe pas et il faut alors l’inventer. Souvent, ces espaces sont donnés disponibles pour des raisons de pratiques sociales circonscrites. La consommation de fruit de mer est prohibitive pour les plus modestes pour deux raisons : un prix élevé d’une part, et une façon de consommer codifiée qui demande un apprentissage particulier d'autre part. La mode de la seafood boil répond à ces deux problématiques par sa singularité dans la façon même où elle est présentée.
La façon de consommer des classes populaires s’exprime dans une équation simple, un prix donné pour une certaine quantité de nourriture donnée. La qualité est bien entendu un critère mais bien plus secondaire, nous le verrons plus tard mais le processus de mise à distance de la question du besoin est un habitus bourgeois. Cela explique l’immense succès des restaurants à volonté qui prospèrent sur les chemins noirs français. C’est le pari de Pascal de la pitance. Une consommation potentiellement infinie pour un prix qui est vu comme dérisoire. Un véritable banquet au Valhalla, un moyen pour le vulgaire de payer une fois et d’avoir le sentiment qu’après ça on lui devra, pour une fois, quelque chose. Par un ras-le-bol du calcul, des fins de mois d’économie erratiques, le lâcher prise dans l’orgie de bidoche en papier maché est l’exutoire du client, l’arrogance de l’intermédiaire qui pourra mépriser son subalterne serveur le temps d’une soirée.
On pourrait même parler ici de sacrifice, d’une forme de Potlatch occidental. Pour rappel, ce rituel observé par l’anthropologue Franz Boas à la fin du XIXème siècle chez les peuples autochtones de la côte nord-ouest du Pacifique en Amérique du Nord consiste à faire une démonstration de richesse par le don (don et contre don) de biens (nourriture, trésor…) Mais également, par la destruction volontaire comme signe de prestige et d’influence. A l’opposé de l’accumulation c’est une forme de sacrifice rituel ayant pour but la démonstration de statut social.
La seafood boil entérine Le Règne de la Quantité et les Signes des Temps. Servi et étalée sur la table, l’apparente opulence de crustacés donne au consommateur une impression de volume. Ce procédé de mise en scène possède un but double. D’une part, elle donne cette impression d’opulence, d’un fantasme gulliverien de nourriture débordante. Ensuite ? Elle donne cet effet spectaculaire, qui rend le rituel populaire, “instagrammable” et donc viral.
La mise à distance
Le nœud gordien du problème est : « comment faire bouffer du homard aux tuches ? ». Pour y répondre nous ferons un détour par une réflexion sur les pratiques sociales et les arts de la table. Chez Chombart de Lauwe, sociologue française, tout comme chez Bourdieu, l’alimentation constitue le socle d’une théorie des cultures de classe, différenciées par leur distance à la nécessité. La mise à distance de la nourriture peut passer par différents procédés, le but est de transformer un produit brut, en un produit culturel, et donc accessible. Cette mise à distance symbolique de la nécessité passe par la notion de quantité comme nous l’avons souligné dans la partie précédente, mais également par un processus de « désanimalisation ». Guilhem Anzalone décrit cette étape comme nécessaire à la réification, donc au commerce.
Pour gommer, effacer la provenance des aliments et rendre le fruit de mec consommable, il faut retirer les goûts inhabituels, trop iodés, les textures trop insolites. La seafood boil sert donc un plat aplani, débosselé. Malaxés et malmenés dans un sac en plastique peinturé d’une sauce orange, le homard et la moule auront le même goût à la sortie du manège infernal. Pour ce qui est des textures, on retire le gluant et le repoussant en oubliant que les huîtres et les couteaux viennent de la mer. A l'issue de ce processus, nous nous retrouvons avec un plat standardisé, d’un ennui aigre doux.
La mise à distance avec l’objet passe donc par le goût unifié, comme nous l’avons vu. Il en va de même pour le processus rituel .
La fin de la fourchette et de la civilisation
Marquer le début de la civilisation à l’arrivée de la fourchette c’est faire sonner sa fin à l’arrivée de la seafood boil. A rebours du processus de civilisation eliasien, on retrouve une nouvelle proximité avec la nourriture. Longtemps mise à distance par des outils (baguettes fourchettes…), elle a aujourd’hui rejoint le creux de nos pattes-avants. Enfilage de gant et de bavoir, la façon dont on présente la nourriture présuppose une façon de la consommer. Par exemple, au Japon, en Chine, la viande de bœuf est servie prédécoupée en lamelles pour faciliter la consommation avec des baguettes. En France, comme nous utilisons un couteau et une fourchette, la pièce de viande est servie intégralement.
« Pourquoi les Occidentaux mangent-ils du steak ? Parce qu’ils utilisent un couteau et une fourchette. Dans d’autres cultures manipulant la nourriture avec les doigts ou avec des baguettes, la viande de bœuf est préparée et servie différemment, souvent sous la forme de hachis ou de morceaux prédécoupés facilement manipulables avec doigts ou baguettes. Le contenu de l’assiette correspond aux techniques de manipulation des aliments en vigueur. Les Grecs et les Romains mangeaient le plus souvent allongés en manipulant la nourriture et en la portant à la bouche avec les doigts de la main droite, le bras gauche demeurant le plus souvent immobile puisque le mangeur s’appuyait dessus »
ELIAS La civilisation des mœurs
La consommation de cette nourriture n’est possible que si, et seulement si, on retire l’armada d’argenteries et codes de découpe des produits de la mer. L’abandon du couvert est un cri, un doigt d’honneur à la culture bourgeoise. Mais c’est une provocation qui s’ignore bien malheureusement. La critique intrinsèque ici menée est une bête aveugle, qui a nombre d'ennemis mais aucun tribun pour porter haut et fort la voix des white trashs, des french-dreamers.
Conclusion
Nous avons reconstitué l’arc narratif global :
Mise en scène de la quantité, mise à distance de la notion de besoin
Simplification des normes d’usages (pas de couverts à crustacés, trop compliqué)
Aplanissement des spécificités et de la singularité du goût au profit du spectaculaire
Toute cette mutation est décrite par Alessandro Baricco dans Les barbares (2006) à propos du vin. On assiste au même processus inarrêtable propre à la conquête de marché. Les derniers bastions culturels bourgeois tombent un à un. La citadelle assiégée ne tiendra plus longtemps. Au sommet du donjon, quelques résistants, quoique: ils abandonnent déjà les armes et sympathisent avec les envahisseurs.