Yoann Didier
Illustré par Zed Netz
Les standards vestimentaires ont disparu avec l’apparition du prêt-à-porter et la mondialisation effrénée qui marque notre monde depuis la fin des années quarante. Cela n’aura échappé à personne et c’est tant mieux pour l’amateur de training et le libertarien texan qui peuvent tous deux s’adonner à une pratique vestimentaire « libre ». Dans le monde architectural, il est aisé de tirer des conclusions similaires. L’élégance régulée et maîtrisée qui caractérisait les bâtiments jusqu’à la fin du dix-neuvième siècle cède la place à une architecture moderne, insipide, composée de blocs de béton peints en blanc et de baies vitrées sans âme. Cette narration dégénérative offre une grille de lecture simple et compréhensible pour juger de l’état de notre monde et de nos cultures mais elle se dérobe à une réalité historique tout à fait différente.

Les innombrables villas « modernes » qui se répandent à travers les campagnes témoignent en effet d’une forme d’appauvrissement profond du patrimoine bâti. Les solutions architecturales qu’elles mettent en place se résument en une simplicité des formes au service de la fonctionnalité, blocs de béton carrés et rectangulaires, peinture blanche uniforme et ennui mortel sont au rendez-vous. Il est important de souligner que bien souvent, ces projets ne sont pas les fruits d’un bureau d’architectes mais sont pensés par des promoteurs immobiliers par lotissements entiers, réduisant encore plus l’intérêt architectural au profit des intérêts financiers. Bien évidemment, ces bâtiments s’inspirent des innovations du vingtième siècle incarnés par certains des architectes les plus importants à travers l’histoire. Un public trop peu averti attribuera trop facilement la responsabilité des phénomènes actuels au Corbusier ou à Ludwig Mies Van Der Rohe trop souvent conspués et raillés aujourd’hui. Il s’agit donc de réussir à faire la distinction entre l’appauvrissement architectural illustré par ces « cubes blancs » et l’intense régénérescence architecturale qui s’opère dès la toute fin du dix-neuvième siècle.

L’antiquité, grecque puis romaine, voit s’établir un canon architectural relativement homogène, les temples, théâtres, villas, palais et basiliques adoptent un langage architectural similaire désigné comme « classique » à la Renaissance. La chute de Rome sonne le glas de la période antique et le début du développement d’un nouveau langage architectural centré autour des constructions religieuses. On voit ainsi l’apparition des styles romans puis gothiques qui évoluent et influencent le reste des constructions au Moyen Âge. Ces deux grandes périodes de l’histoire ont su développer un style propre mais la renaissance s’impose un retour en arrière et prive les siècles suivants d’un style nouveau. Le néo-classicisme fait son apparition, le néo-roman et le néo-gothique suivront. Les innovations sont nombreuses bien sûr. Les canons stylistiques classiques et médiévaux sont adaptés aux nouveaux bâtiments et aux nouvelles formes architecturales émergentes mais le style reste identique. Il n’est pas difficile d’imaginer les railleries si Jacque-Louis David s’était mis à peindre à la manière de Cimabue, si Beethoven avait composé une pièce à la manière des musiciens de la Grèce antique. À ce titre, l’architecture a été traitée comme un art bien à part puisque la présence de chapiteaux, les colonnades, frontons et autres « vieilleries » anachroniques étaientt parfaitement acceptables et raisonnables sur un bâtiment construit plus de 2000 ans après la période antique.
Il est important de préciser que les innovations techniques sont souvent les éléments déclencheurs des innovations stylistiques. L’invention de la peinture à l’huile ou de la photographie provoque les changements les plus importants dans l’histoire de l’art. Les Romains utilisaient déjà le béton et le principe structurel de la charpente et de l’habillage encore utilisé aujourd’hui précèdent le Christ et la Bible. La révolution architecturale du vingtième siècle est donc en grande partie causée par la révolution industrielle qui transforme les moyens techniques à disposition des architectes. Mais cette révolution nécessite et précipite également une révolution stylistique assumée par toute une génération d’architectes au début des années 1900. Certains y voient la mort du style, une vision complètement absurde puisque le néo-classicisme tant regretté étouffait en vérité toute proposition nouvelle et audacieuse, unifiait le patrimoine dans un constant retour en arrière et stoppait la créativité et l’inventivité exprimée dans tous les autres domaines artistiques. L’hégémonie du néo-classique a disparu au profit d’une variété hétérogène de styles et d’approches esthétiques, le style est mort, vive les styles.

Les plus critiques voient en l’architecture moderne une simplification à l’extrême, l’exemple contemporain permet même de parler de standardisation à outrance mais ces « cubes blancs » ne sont qu’une mauvaise interprétation de ce qui fut au cœur de la démarche des architectes modernes du vingtième siècle. La villa Le Lac construite par le Corbusier en 1923 pour ses parents témoigne de cette approche nouvelle. La situation économique peu confortable de la famille Jeanneret et la taille de la parcelle forment les facteurs limitants. Le Corbusier dessine un plan rectangulaire dans lequel les différentes pièces s’imbriquent en limitant le plus possible l’usage des parois afin de préserver l’aisance conférée par un volume global généreux malgré la taille extrêmement réduite de la maison. Des parois amovibles permettent de retrouver l’intimité nécessaire lorsque les propriétaires reçoivent du monde. La couleur désormais absente revêtait une importance capitale dans le travail du Corbusier. Dans la villa Le Lac, les murs peints permettaient de délimiter les différents espaces malgré l’absence des parois, la couleur était également utilisée pour mettre en valeur certains volumes, attirer l’attention du visiteur vers certaines caractéristiques du bâtiment comme l’équipement très moderne de la cuisine. Les ouvertures ne sont pas standardisées, elles s’adaptent au site, la maison se situe sur la côte du lac Léman. La fenêtre horizontale ouverte sur la façade qui donne sur le lac permet d’apporter de la lumière en quantité dans les pièces à vivre mais souligne également le paysage lacustre et son caractère horizontal. La fenêtre n’est plus traitée comme un simple puits de lumière mais comme un cadre qui met en valeur le paysage. Ce point s’illustre parfaitement dans le jardin délimité à certains endroits par des murs de béton. Le Corbusier fait creuser des fenêtres, simples ouvertures carrées, parfaitement superflues en termes de lumière mais mettant en valeur la vue sur les montagnes environnantes. Le parallélépipède blanc qu’il construit à Vevey n’est pas un espace sans âme et sans trame, chaque coin, chaque surface, chaque espace est traité avec soin et forme un tout cohérent qui développe une architecture plus en phase avec les changements sociaux, culturels et scientifiques qui agitent le monde au début du 20ème siècle.

D’une certaine manière, l’architecture moderne opère à contre-sens de la mondialisation et du prêt-à-porter. Le Corbusier nous dit que « l'architecture est le jeu savant, correct et magnifique, des volumes sous la lumière », cela ne vous rappelle-t-il pas la démarche minutieuse et consciencieuse du tailleur devant son client ? Le mot d’ordre de l’architecture moderne : « la forme suit la fonction » est-elle l’expression d’une démarche unique et individuelle ou bien celle d’une production uniforme ? Les vêtements comme l’architecture répondent à des besoins profonds, protéger le corps avant tout mais également se conformer à l’âme de celui qui les habite. À ce titre, l’architecture moderne nous offre bien souvent les bâtiments les plus riches et les plus complexes présents dans le paysage patrimonial. Ils permettent une plongée dans l’univers intime de ceux pour qui ils ont été réalisés, ils disent qui ils sont, ce à quoi ils aspirent mais à l’image d’une chemise ou d’un costume en grande mesure, ils sont également la traduction matérielle de l’esprit d’un artiste-artisan et, à ce titre, méritent un respect renouvelé. L’erreur de notre siècle a été de croire que ces bâtiments en grande mesure pouvaient être simplement copiés et devenir ainsi du prêt à porter.